Quand j’ai commencé à développer mes propres logiciels pour m’aider dans mon travail d’animation, ce n’étaient que mes outils à moi et rien d’autre. C’était privé et ça m’aidait, mais sans aucun impact sur la vie des autres. Enfin, en fait, comme je ne travaille pas seul, ça a assez rapidement eu un impact sur la vie de mes collègues, facilitant leur travail aussi.
Et puis après, j’ai décidé de partager mes outils avec le reste du monde, si le reste du monde était intéressé. Et il l’était. Le plus connu de mes outils, Duik, est maintenant (début 2018) téléchargé quelque chose comme 1000 fois par jour. Le passage du cercle privé à la sphère publique à rendu ces outils politiques. J’ai dû choisir comment ils allaient impacter la vie des autres.
Tout est question de choix.
Comment je me démène avec mon idéalisme.
Que faire ? J’avais un nouveau produit, j’aurais pu simplement le vendre comme à peu près n’importe quoi dans notre société capitaliste, ou mieux, le louer pour garder mes clients en otages. Mais j’avais une occasion unique de réfléchir à mon propre impact sur le monde. Il y a plein de choses que je n’aime pas dans notre société : l’individualisme, le consumérisme, la compétition… Tout est connecté. L’économie, la politique, ce n’est que de la mécanique. Parce que nous vivons dans un monde capitaliste, les gens sont des consommateurs compétiteurs individualistes. C’est comme ça. La bonne question c’est : que peut-il se passer si on prend vraiment conscience de ça ? Que peut-il se passer si on suit d’autres voies ?
J’ai choisi de donner mes outils. J’ai choisi de laisser les gens choisir si ça valait la peine de les payer.
J’ai choisi de faire les choses de manière moins habituelle, peut-être même un peu rare : j’ai choisi de donner mes outils. J’ai choisi de ne pas gagner d’argent avec, ou au moins, j’ai choisi de laisser les gens choisir si ça valait la peine de les payer. J’ai choisi la liberté, pour moi, et pour le reste du monde. J’ai choisi de laisser mes outils en open source, j’ai choisi de laisser les gens les prendre, les utiliser, les modifier librement, au lieu d’avoir à m’inquiéter des voleurs et des pirates. J’ai choisi de rendre mes trucs disponibles au plus pauvre des humains sur terre. Parce que je crois que mes choix peuvent avoir un impact. Parce que je suis convaincu que si je lutte contre le capitalisme et le consumérisme, si je montre un autre chemin, le chemin sera peut-être suivi, et peut-être, peut-être que c’est un pas vers ce que je pense être un monde meilleur. C’est de la politique, juste de la politique.
Les gens sont prêts à accepter beaucoup de choses pour pouvoir consommer, mais si ils ont le choix, ils n’achètent pas. Ils consomment simplement.
Ce que je n’avais pas compris, c’est que la majorité des gens ne choisissent rien (et je fais partie des gens, je ne me considère pas différent de ce que je décris). La plupart (y compris moi, donc), sont des consommateurs. Si le logiciel est gratuit, les gens le prennent, le consomment, demandent des fonctionnalités, demandent de l’aide, demandent du support, mais n’aident jamais. C’est notre société capitaliste, c’est mécanique. Les gens ne paient pas pour quelque chose de gratuit, les gens ne choisissent pas de contribuer au développement de leurs propres outils. Les gens acceptent de payer quand ils le doivent, mais les gens acceptent aussi d’avoir leur vie envahie de publicités, les gens acceptent d’abandonner leur vie privée pour pouvoir consommer. Les gens sont prêts à accepter beaucoup de choses pour pouvoir consommer, mais si ils ont le choix, ils n’achètent pas. Ils consomment simplement.
Ce serait très facile de vendre mes outils. Ce serait facile de ne pas laisser le choix. Mais j’ai choisi une voie différente. Je sais que la plupart ne le comprennent pas, mais je ne regrette pas mon choix, et je le ferai encore, même si je pourrais être plus riche que je ne l’ai jamais imaginé.
Des chiffres.
Retour à la réalité.
C’est un fait : nous ne sommes tous que des consommateurs. Je le sais parce que je suis lucide envers moi-même : j’utilise beaucoup de produits et services libres, auxquels je ne contribue pas ni ne donne rien. Je le sais aussi par les chiffres que j’ai derrière mon fameux bout de logiciel.
1000 téléchargements par jour mais très peu de soutien en proportion.
Duik est un grand succès. Des centaines de milliers de téléchargements jusqu’à maintenant (ces 5 dernières années), une moyenne de 1000 téléchargements par jour, plus d’une dizaine de milliers d’utilisateurs quotidiens.
C’est un grand succès, avec très peu de soutiens. 250 contributeurs pour chacune des campagnes de crowdfunding, 120 soutiens sur Patreon (et ces groupes se chevauchent, on ne peut même pas additionner ces chiffres). Pour des milliers d’utilisateurs dont l’immense majorité n’a contribué en rien (mais ça rend les soutiens encore plus géniaux, je ne vous remercierai jamais assez, chers supporters !). J’aimerais tellement qu’il y ait plus de supporters qui donnent moins…
C’est un grand succès, avec encore moins de contributeurs. J’ai développé 99% du code de Duik. Il y a eu trois autres contributeurs pour certaines fonctionnalités et l’écriture du code, cinq personnes qui ont aidé aux traductions. Ça fait huit contributeurs au total, et je me considère chanceux (ceux là aussi je ne les remercierai jamais assez).
C’est un grand succès, mais je galère encore avec l’argent. Je sais que tout le monde galère pour l’argent, mais 70% des gens de mon pays gagnent plus que moi, et je travaille en moyenne 50 heures par semaine, 6 ou 7 jours par semaine. Bien que ce que je fait soit utile – et un besoin – pour les gens. Notre société capitaliste est comme ça, on ne récompense pas les gens qui font des choses utiles, on évalue des produits en fonction de leur valeur abstraite sur un marché, c’est comme ça que le capitalisme fonctionne. Construire un truc utile ne doit pas être notre seul but si on veut survivre. On doit forcément développer un business autour ou… Trouver quelque chose d’autre.
Des centaines d’utilisateurs, peut-être des milliers, ont “liké” mes derniers posts sur les réseaux sociaux, ils ont été vus par des dizaines de milliers, et partagés par douzaines (c’est plus que tous les soutiens financiers et contributeurs que j’ai jamais eu). Mais je suis lucide, vous devez être parmi les 10%, peut-être moins, qui vont lire ça…
Nous ne sommes que des consommateurs.
Conclusion : c’est un fait établi : nous ne sommes que des consommateurs.
Consommez moins, contribuez plus.
Faites de la politique.
Je ne suis ni déçu ni découragé. Je ne fais clairement pas ce que je fais pour l’argent.
Mais je ne suis ni déçu ni découragé. En pensant différemment, en faisant les choses différemment, j’ai réussi quelque chose de différent. Clairement, je ne fais pas ce que je fais pour l’argent (mais malheureusement, l’argent est un besoin, et j’en manque).
Pourquoi faire tout ça ? Pourquoi tant d’efforts ? Parce que j’ai choisi de n’être pas qu’un consommateur, mais je voulais être un contributeur. Je ne veux pas consommer la vie, je veux contribuer à la société, parce que je crois que la société en a besoin. Je n’attends pas que quelqu’un me vende ce dont j’ai besoin, j’essaie de construire ce dont j’ai besoin, puis de le partager, avant que quelqu’un ne le vende. Je veux pouvoir expliquer ce que j’ai apporté au monde, et en être fier. Vendre mes logiciels ne serait pas une contribution à la société, même si ils sont utiles et utilisés, parce que ça n’aurait pas tiré la communauté vers ce que je pense être la bonne direction. Ça ne m’aurait que donné l’impression d’avoir fait quelque chose qui compte, mais ça n’aurait pas vraiment été utile à la communauté. Ce n’est pas suffisant de faire des trucs utiles, ce qui compte c’est ce qu’on fait avec, comment on les fait, comment on les partage. C’est mon point de vue, et ça compte. Ça compte que j’aie un point de vue, ça compte que je le dise haut et fort. Ça compte que créer des logiciels soit un geste politique pour moi, parce que ça veut dire que je contribue à la communauté, parce que ça veut dire que je me suis posé beaucoup de questions sur ce que j’étais en train de faire et comment ça allait influencer les autres.
Je ne veux pas être un simple consommateur.
Alors après tout, non, je ne suis pas vraiment un consommateur comme un autre. Je suis fier de dire que je suis un contributeur. Un contributeur à la communauté. C’est un effort, c’est plus difficile que de consommer, c’est moins gratifiant à court terme, mais bien plus à long terme, parce que je peux être fier. Pas riche, mais légitimement fier.
Du coup, ce que je veux que vous sachiez, c’est que ce n’est pas vraiment si difficile. S’il vous plaît, rejoignez moi ! Je sais que vous n’avez peut-être pas le temps de créer des trucs comme je l’ai fait, bien sûr que j’ai eu de la chance de pouvoir le faire, que j’ai eu la chance de naître là où je suis né, d’avoir eu un peu de temps libre à un moment dans ma vie, d’avoir eu une bonne éducation… Mais ce n’est pas que de la chance, ce sont aussi des choix. Des choix politiques, des choix qui ont un impact sur les autres, des choix éthiques, pour le meilleur.
Tout le monde peut poser des questions, tous le monde peut être en colère contre des trucs, tout le monde peut réfléchir à l’individualisme et au consumérisme. Tout le monde peut (et doit) être en colère à propos de notre société. Tout le monde peut faire de la politique.
Je suis fatigué de me sentir en minorité. Aidez-moi, engagez-vous !
Peut-être que vous essayez déjà de changer le monde à votre façon, ou peut-être que vous ne savez pas comment vous y prendre. J’espère simplement que vous y penserez maintenant, c’est tout ce que je demande. Faites en sorte que ce que vous faites compte et pensez à comment ça peut avoir de l’impact. Faites ce que vous pouvez, ni plus, ni moins. On est suffisamment nombreux dans la monde pour faire changer la société. Je suis fatigué, s’il vous plaît, aidez moi !
Il y a plein de manières de contribuer plus et consommer moins, même sans être un spécialiste.
- Avant tout, pensez à ce que vous faites et comment vous pouvez le faire de manière à ce que ça compte. Soyez politiques.
- Faites des choix. Ne laissez pas le système faire des choix avant vous. Tout ce que vous faites mérite que vous vous demandiez : “ Comment je peux faire mes trucs d’une meilleure manière ? Y a-t-il une alternative à la consommation de ce produit ou ce service ? ”.
- Soyez intransigeants si vous savez que ce que vous faites est pour le mieux. Il n’y a pas de détails, le moindre petit truc est important, nous nous battons pour tellement de choses, on en perd tellement, qu’on ne peut pas faire de compromis.
- N’attendez pas qu’on vous vende ce dont vous avez besoin, essayez de le construire chaque fois que vous pouvez. Et surtout, partagez le quand c’est fait !
- Ne faites pas les choses juste pour vous mêmes. Il y a sûrement quelqu’un d’autre qui a les mêmes besoins que vous. Demandez-vous : comment puis-je partager avec ces gens, même si ils n’ont pas d’argent.
- Apprenez. Pour pouvoir développer Duik, j’ai du apprendre à coder. Je ne connaissais rien du code avant d’essayer de développer mes outils, je ne l’ai pas appris à l’école. Chaque chose que vous apprenez est un geste politique aussi. Plus vous apprenez, plus vous pouvez avoir de l’impact.
- Enseignez. Aidez les autres à apprendre. C’est plus facile quand on n’est pas seul, et j’ai appris bien plus en enseignant que quand j’étais à l’école.
- Utilisez votre langage, vous pouvez peut-être traduire des trucs pour les rendre disponibles au plus grand nombre (vous pouvez même peut-être traduire cet article ?).
- Vous êtes un utilisateur, peut-être que vous pouvez apporter des retours constructifs, non pas basés sur ce que vous voulez et ce dont vous avez besoin, mais en pensant à ce que la communauté pourrait avoir besoin, en vous basant sur votre expérience.
- Contribuez financièrement aux projets qui comptent (qui ont un impact, qui tirent la communauté dans le sens qui vous semble juste, non pas seulement grâce à ce qu’ils font, mais surtout comment ils le font). C’est un vrai besoin, puisque notre société ne récompense pas les choses en fonction de leur impact mais seulement en fonction de leur valeur marchande.
- Soyez un exemple, faites passer le mot, convainquez les gens, partagez cet article, exactement comme je le fais maintenant. Chaque chose publique est politique et mérite d’être débattue. Soyez gênants, soyez exaspérants, soyez contrariés, soyez en colère.
- Etc.
3 commentaires
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Bonjour Nicolas,
très touché par ton discours.
Je suis un ‘vieux’ graphiste et illustrateur freelance depuis bientôt 25 ans. Je me forme, ou plutôt je m' »auto-forme », devrais-je dire, à l’animation et au motion design depuis quelques jours parce que je n’arrive plus à gagner ma vie correctement. Beaucoup plus impliqué par la démarche créative que commerciale, je me suis fait bouffer par un système que, comme toi, je conchis.
J’espère pouvoir t’aider très vite, soutenir ta démarche, en commençant déjà par suivre ta formation en ligne…
Accroche-toi et garde le cap, ça réchauffe de vieux coeurs comme le mien que de voir qu’il existe encore des Humains sur terre.
Amitiés
Loic
Merci beaucoup pour ce message, ça fait du bien de ne pas être seul !