Le prix du logiciel libre et gratuit

Pourquoi faire des logiciels libres (et gratuits) ?
Comment trouver la juste rémunération du développement, qui doit payer pour l’existence des outils libres, combien, et comment ?

L’actualité de Duik – mon outil libre et gratuit d’animation de personnages – fait que je me pose beaucoup de questions en ce moment sur le modèle économique de Duik, et plus généralement du logiciel libre et des idées véhiculées par le choix du prix de ces logiciels.

La question revient très souvent à propos de ce choix que j’ai fait de faire de Duik un logiciel libre, et gratuit. C’est un choix que je ne regrette pas et sur lequel je ne reviendrai pas, mais qui vaut la peine d’être expliqué, ce que je vais commencer par faire ici.
Mais ce choix implique d’emprunter des chemins détournés pour trouver moi même la juste rémunération de mon travail, et pose la question compliquée : qui doit payer pour l’existence de mes outils libres, combien, et comment ?

Pourquoi faire un logiciel libre ?

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Il y a en gros deux aspects dans le libre : la gratuité, et la libre diffusion et modification (qui implique l’ouverture du code) (en fait, la gratuité n’est pas indispensable, mais la libre diffusion fait que si on vend un logiciel libre, il y aura rapidement quelqu’un pour le partager gratuitement).
Concernant la gratuité, mon raisonnement est relativement simple : elle permet une diffusion bien plus large de l’outil, et je pense que le succès de Duik repose pour une partie importante sur cette gratuité (mais pas uniquement, puisque plusieurs de mes autres outils libres ont un succès plus que mitigé !). Ce succès a fait de moi quelqu’un de relativement connu (dans le petit monde des utilisateurs d’After Effects), et s’il ne m’apporte pas directement de revenus financiers, j’y trouve mon compte en notoriété, et donc en travail au bout du compte, et un réseau assez vaste de connaissances prêtes à m’aider quand je peux en avoir besoin, ce qui n’a pas de prix justement.
Quant à la libre diffusion, et l’ouverture du code, elle a apporté plusieurs contributions qui m’ont à chaque fois permis d‘améliorer significativement Duik, et c’est au minimum une façon honnête à mes yeux de rendre hommage à toutes les personnes qui ont elles aussi généreusement partagé leurs méthodes, leurs recherches et leurs codes, sans lesquels je n’aurais pas atteint le niveau que j’ai aujourd’hui. J’aimerais tous les remercier et les lister ici, mais la liste est trop longue. C’est un juste retour des choses au final, de perpétuer ce partage qui m’est cher et envers lequel je suis personnellement redevable.

Voici une sélection de ce qui a pu être fait avec Duik :

Une fois ce choix fait, il reste tout de même un  problème simple : le temps que je passe à travailler sur Duik, directement ou indirectement, a été grandissant, et est parfois conséquent : non seulement il faut développer, améliorer, corriger l’outil lui même, mais il faut aussi tenir le site internet à jour, faire du support (les questions et demandes sont très nombreuses) et maintenir une documentation à jour pour que l’outil soit réellement utile. Encore aujourd’hui, j’estime que Duik est globalement utilisé à 20% de ses capacités par la majorité des utilisateurs, et j’essaie de travailler à améliorer cette proportion, notamment avec l’événement Duik (événement de conférences et ateliers à but non-lucratif).
Ce temps grandissant passé à travailler sur Duik mérite et doit trouver sa juste rémunération, sans laquelle je serais tout simplement dans l’incapacité de travailler autant.

Comment financer un outil libre et gratuit ?

En excluant de vendre le logiciel, il faut donc trouver une autre source de revenus, qui ne contredise pas l’aspect communautaire et n’entrave pas le partage de l’outil. Il convient donc d’abord d’évaluer la rémunération à obtenir, le juste niveau à atteindre.

Quelle est la valeur du logiciel ?

Soulever la question de la rémunération de l’auteur d’un logiciel revient en partie à se demander quelle est la valeur du logiciel en lui même, et je vois alors deux approches permettant de la calculer.
Il faut bien comprendre qu’un logiciel n’est pas une marchandise comme une autre, puisqu’il est infiniment réplicable, et s’il peut réagir à la demande, l’offre est toujours infinie. On ne peut donc pas facilement fixer un prix pour chaque copie, comme on le ferait pour une marchandise matérielle dont le prix inclue les couts de fabrication, transport, etc.
Il faut donc savoir ce qu’on appelle la valeur d’un logiciel : est-ce la valeur d’une copie unique de l’outil, ou la valeur globale du logiciel dans son ensemble, la valeur de toutes les copies additionnées ?

 • Le côté consommateur, l’offre et la demande, l’approche par la valeur de la copie unique.

La première approche consiste donc à calculer ce que l’utilisateur gagne à utiliser le logiciel distribué, en confort, en temps, et possiblement donc en argent. Dans cette optique, plus un outil est complet, pratique, performant, plus le prix d’une copie individuelle pourra être élevé ; autrement dit, plus la demande est forte, plus le prix monte.
Dans ce cas, le prix de l’outil n’est pas directement lié au temps et l’investissement nécessaire pour le développer (même si évidemment, plus grand est l’investissement, meilleur est l’outil).
C’est le prix d’une seule copie qui est calculé, et la valeur globale du logiciel est la somme des prix des copies uniques. La valeur globale va donc varier tout au long de la « vie » du logiciel, augmentant avec le nombre de ventes.

• Le côté développeur, le salaire, l’approche par la valeur globale.

Une autre approche consiste à mesurer l’investissement du développeur, pour évaluer ce qui serait le juste salaire de son travail. Dans ce cas, la somme à atteindre, quel que soit le moyen, est fixe. L’outil a donc une valeur globale fixe, qui peut être définie par avance, et qui ne dépend pas du nombre de copies vendues.

La façon de calculer, d’anticiper la valeur du logiciel avant sa distribution est donc d’une importance capitale, car même si les deux approches peuvent se mélanger (la fixation du prix d’une copie pouvant résulter d’une valeur globale estimée divisée par le nombre de ventes espérées), celle qui sera privilégiée influencera fortement la façon d’obtenir la rémunération voulue.

Pour en revenir à mon choix personnel de distribuer mes outils sous une licence libre et gratuitement, j’ai toujours refusé de donner un prix à mes outils qui serait le reflet de leur utilité pour les utilisateurs, préférant chercher une rémunération au temps que je passe à travailler dessus plutôt qu’un revenu résultant d’une vente. Autrement dit, je privilégie largement la deuxième approche.

Ce préambule étant posé, il reste à trouver une méthode pour obtenir les revenus, le salaire pour le travail sur ces outils, tout en les gardant gratuits.

La publicité

Un premier revenu pourrait résulter de publicités ajoutées au site internet permettant de télécharger les outils. Par principe, c’est une méthode que je refuse ; d’ailleurs, les revenus seraient complètement décorrélés de la valeur des outils, ce n’est donc pas une méthode juste à mes yeux.

Les dons

Depuis plusieurs années, j’ai ajouté sur le site où je distribue mes outils la possibilité pour les utilisateurs de faire un don, du montant de leur choix, quand ils le souhaitent. Le problème de ce système dont je me rends compte aujourd’hui, c’est que le nombre d’utilisateurs choisissant de donner est très faible, et les dons reçus sont loin de couvrir le travail de développement et de support pour les outils. Par ailleurs, les utilisateurs ne donnent qu’une seule fois. Même si les dons étaient plus nombreux, ils ne financeraient pas les mises à jours, même très complètes comme celle de Duik 15, la plupart des utilisateurs ayant déjà donné ne redonnant pas.

Choisissez votre prix – Name your own price

Pour palier aux limitations des dons, une pratique répandue consiste à faire passer le téléchargement du logiciel par un achat dont le prix n’est pas fixé, mais juste une indication, en laissant la possibilité à l’utilisateur de modifier le prix, et de choisir de ne rien payer. Si cette solution parait à priori idéale, elle me pose problème au niveau symbolique : je défends l’idée que mon logiciel est libre, et qu’il a une valeur globale (mon salaire) mais que chaque copie n’a pas de valeur individuellement. Par ailleurs, je courrais le risque de TROP gagner, de générer plus de revenus que le travail fourni n’en mérite.

Le financement participatif – Crowdfunding

Partant de ces constats, j’ai donc organisé un financement participatif (crowdfunding) de Duik pour développer la quinzième version. Ce système m’a d’abord paru idéal : au lieu de fixer un prix individuel, on fixe une valeur globale, celle nécessaire pour développer l’outil, qui peut rester gratuit et profiter à la communauté toute entière. Cette valeur est alors payée par la communauté elle même, sans que ce ne soit un pré-achat.
Ce financement participatif a été un grand succès, dépassant même le but espéré, et il a pu financer cette nouvelle version. Mais il me reste tout de même deux frustrations :
– Il est très difficile d’évaluer à l’avance combien va couter le développement de l’outil, les traductions, le maintien, etc. ce qui rend très difficile de fixer le but à atteindre par le financement participatif. D’autant plus qu’on a facilement tendance à minimiser les coûts pour être sûr d’atteindre le but fixé.
Le nombre, relativement faible, de participants : environ 250 personnes ont donné un peu d’argent pour atteindre environ 7500€ de dons, soit une moyenne de 30€, ce qui en soit est très bien. Mais, considérant que Duik compte plusieurs milliers d’utilisateurs, j’aurais largement préféré voir 7500 personnes donner chacune 1€, et on ne m’enlèvera pas l’amertume que représente ce relatif échec ; amertume qui s’ajoute à celle du faible nombre de dons sur le site internet, qui rend moralement difficile le fait de travailler sur un outil libre comme je le fais.

D’autres solutions ?

Je réfléchis donc à d’autres solutions, sans abandonner l’idée d’organiser de nouveaux financements participatifs pour de nouveaux outils, ou de nouvelles versions des outils.
Parmi ces nouvelles solutions émerge l’idée de vendre les outils (qui restent sous licence libre, donc partageable gratuitement) dans un premier temps, jusqu’à atteindre un cap de revenus, et qu’une fois ce cap atteint, ils deviennent gratuits ; cette idée pourrait éventuellement être associée au « Choisissez votre prix ». Mais elle a le défaut de remettre (en apparence) un prix individuel sur chaque copie du logiciel. Et il y a aussi le risque que le nombre de téléchargement chute à l’approche du but à atteindre.
Une autre idée est de vendre des produits dérivés (T-shirts, livres, tutoriels, etc.) en parallèle de la distribution gratuite de l’outil ; je creuse cette idée, quitte à vendre un stock limité de ces produits dérivés (et les mêmes questions se re-posent sur ces produits eux-mêmes !) Quoiqu’il en soit, aucune solution idéale ne se dégage aujourd’hui à mes yeux.

Si ce n’est l’idée d’un salaire à vie, et la gratuité généralisée, dont voici quelques explications, par l’association Réseau Salariat :

Post-Scriptum

Cet article était écrit depuis quelques jours, et maintenant que je le poste, je me dis qu’en fait, ce qu’il manque, ce serait une plateforme dans le style de aescripts.com, mais qui, au lieu de vendre des scripts, les pré-financerait : une espèce de micro-crowdfunding pour chaque script. Les auteurs mettraient leurs projets en ligne, et s’engageraient à les réaliser et distribuer gratuitement, et librement, une fois une somme prédéfinie de dons atteinte. Ainsi, les auteurs seraient payés pour leur travail, mais le script pourrait facilement être libre, pré-financé par la communauté elle-même.

J’aime décidément beaucoup cette idée d’une communauté qui s’organise pour faire naître les outils dont elle a besoin, et c’est ce que j’aime et j’ai retrouvé dans le crowdfunding. C’est aussi ce que je n’aime pas dans le fait d’acheter les outils.

Et vous, que pensez-vous de tout ça ? Des idées ?

5 commentaires

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Salut Duduf.

Je vais me permettre de relayer ce post, car dans bien des cerveaux, logiciel libre = truc de branque pas professionnel. Hors !!! ce model DOIT prendre la place des modèles hégémoniques dont le seul objectif devient TOUJOURS le profit. Tant et si bien que parfois, les tentatives de faire entrer en production des outils open source se heurtent à la conviction que ça ne vaut rien parce que c’est « gratuit ». On a beau expliquer que « libre », open source, ne veut pas dire gratuit, les convictions issuent du vieux monde capitaliste où la propriété est l’un des fondamentaux, neutralisent la réussite des projets construits autour des outils open source. Dés qu’un problème survient, on entend des trucs genre: « Y a pas de secret, si c’est gratuit, c’est que que c’est de la merde… ». Duik est l’exemple de l’outil qui contredit ces préjugés. Mais on peut citer Linux… continuons de promouvoir les systèmes collaboratifs, communautaires et libre !

Merci pour ce juste commentaire !
Au delà de linux et Duik (la comparaison me flatte) la liste de ce qui fonctionne grâce à du code ouvert est longue, des box internets aux avions en passant par Mac OSX (basé sur UNIX comme linux), pourtant un modèle de politique de fermeture.
N’oublions pas les logiciels Blender, LibreOffice, Firefox, etc.
Et wordpress qui fait tourner ce site !

Bonjour,
Article est intéressant et bien complet, mais il y a un modèle de financement qui est absent de cette réflexion, celui des Patreon, Tipee, etc. càd l’abonnement à du contenu, service ou autre opportunité « exceptionnelle », en échange d’une somme versée régulièrement au prestataire.
Le prestataire définit ce qu’il propose, et le prix pour y avoir accès. (en général de 1 à 15€ mais plus ce qui est offert est exceptionnel et de valeur, plus le prix peut monter.) Les souscripteur peuvent ainsi s’abonner en choisissant parmi les différents « lots », suivant ce qui les intéresse et le prix.
Il y a également une possibilité très intéressante : définir des paliers de rémunération qui une fois qu’ils sont atteints permettent au prestataire de proposer du contenu supplémentaire ou de meilleur qualité.

Au niveau des « lots » et des prix (et de leurs valeurs respectives) il y a de tout. Certains ne se cassent pas le tronc pour trouver des lots intéressants, d’autres si. Certains fixent des prix de lots légèrement trop élevés pour qu’une masse suffisamment importante de gens leur assure une rémunération satisfaisante. etc. C’est donc un moyen de rémunération alternatif à explorer pour en étendre les limites.

Qu’en pensez-vous?

Bonjour,

Il y a effectivement plusieurs autres moyens de financements qu’on ma suggéré suite à l’écriture de l’article, dont ce fameux Patreon que je ne connaissais pas, mais aussi la location, et encore d’autres systèmes théoriques mais encore inexistants. Bref, beaucoup de retours très intéressants comme le votre !
Je vais donc me pencher là dessus rapidement, et je pense que ça fera le sujet d’un autre article pour développer ces nouvelles options ; je vais commencer par aller voir ces sites, Patreon, Tipee et consorts pour analyser leurs fonctionnements et en tirer les implications, que ce soit en terme de liberté pour l’utilisateur, en revenu pour le développeur, etc.

Merci beaucoup pour les idées et retours !

Je suis pas trop d’accord avec le premier commentaire.. Je suppose que ça se réfère surtout à Blender, mais pour les boîtes le souci vient surtout de l’absence d’interlocuteurs responsables, pas de la qualité du soft (qui est par ailleurs utilisé de plus en plus maintenant qu’il a atteint un certaine maturité).
Enfin moi je fais (aussi) de la 3D, et je ne l’utilise que très peu, simplement parce que j’ai du mal à m’y faire. Donc pour mon boulot je travaille sur un logiciel payant – MODO – et je n’ai pas vraiment l’impression de vendre mon âme au capitalisme..

J’espère que tu trouveras un moyen qui te satisfasse de te faire financer, mais j’espère aussi que tu le feras… Certes les (certains) développeurs comme toi partent d’une position généreuse, mais du côté des récipiendaires la plupart ne voient que la gratuité du produit. Pour moi il y a forcément quelqu’un qui paye. Et à la fin tout le monde d’ailleurs, puisque plus personne ne VEUT payer quoique ce soit, y compris le travail artistique. Il suffit de voir les commentaires sur certaines apps IOS, qui ne coûtent qu’un ou deux euros : “ça devrait être gratuit”.

Tu offres un plugin essentiel, qui est utilisé par des professionnels sur un logiciel payant (et Adobe n’est vraiment pas dans la case des grands cœurs), c’est normal de faire participer au développement… Difficile de le faire acheter maintenant, mais pourquoi pas seulement les nouvelles versions , Donc disons on a droit au premium jusqu’à ce qu’une nouvelle sorte, quand on ne paye pas on a un an de retard.. Ça peut fonctionner avec des systèmes d’abonnement..

Enfin en tous cas merci pour ta générosité et ton souci d’équité.

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